19 - La CROIX-ROUSSE, brève histoire :  “ Vivre en travaillant ou mourir en combattant !“



 

Devenue très peuplée, comme nous l’avons vu, la colline va connaître une histoire assez mouvementée, il était fini le calme de la campagne !

 

Il y eut bien sûr des tensions entre la commune du faubourg et la ville maintenant toute proche, juste là derrière le rempart… La ville et le faubourg avaient leur propre police et ces polices étaient indépendantes ce qui posait des problèmes d’insécurité (rien de nouveau sous le soleil !). On disait que les tisseurs du plateau volaient des fils de soie, la nuit, chez les marchands des Terreaux et il n’était pas rare aussi  que des vauriens poursuivis en ville, trouvent l’impunité en passant dans le Faubourg. Et puis il y avait cet octroi que payaient les lyonnais et pas les gens de la Croix Rousse, ces entrepôts de Serin qui concurrençaient ceux de Perrache… bref toutes ces rancoeurs qui s’accumulent et qui tendent les relations entre voisins, et ces rivalités se manifestaient même entre gones (enfants) du faubourg et gones des Pentes qui se livraient une véritable “guerre des boutons“… Rien de plus classique !

 

Mais il y eut aussi et surtout les fameuses révoltes des canuts. :  1831, 1834, 1848-49.

 

La révolte de 1831.

 

Dans la Fabrique lyonnaise, nous avions alors d’une part 800 marchands-fabricants faisant partie de cette classe de bourgeois aisés arrivée au pouvoir en 1830 avec l’avènement de Louis-Philippe, roi des Français et d’autre part 8000 chefs d’ateliers plus ou moins importants, propriétaires de leurs métiers.

 

Les chefs d’ateliers devant faire face aux salaires de leurs compagnons et à l’augmentation de leurs loyers ont beaucoup de peine à vivre. Déjà à cette époque le prix des  loyers était fonction de la demande, et comme la demande était forte, il ne fallait pas compter sur les lotisseurs pour ne pas en profiter…

Nous voyons alors ressurgir une revendication récurrente chez les tisseurs, celle de l’augmentation du “tarif“ selon lequel les marchands-fabricants payaient leur fabrication.

 

Des réunions se multiplient entre marchands et chefs d’atelier et enfin le préfet Bouvier-Dumolard intervient et un nouveau tarif est enfin fixé, le 25 octobre 1831, tarif qui satisfait les tisseurs.

 

Mais voilà que les marchands-fabricants ne s’empressent pas d’appliquer le nouveau tarif (comme c’est bizarre !), le 21 novembre, les canuts descendent dans la rue. On se rassemble sur la Grande Place et sur la place des Tapis, les esprits s’échauffent, sur un drapeau noir on écrit  “Vivre en travaillant ou mourir en combattant“ et au son du tambour nos canuts descendent la Grande-Côte. Ils sont vite rejoints par ceux des Pentes puis par ceux de la Guillotière et de Vaise et des ouvriers d’autres professions viennent encore grossir leurs rangs.

 

Le choc avec la Garde Nationale, cette milice chargée du maintien de l’ordre (comme nos CRS aujourd’hui) dans les villes, est très rude : on relèvera environ 600 morts ou blessés !

Le 23 novembre à trois heures du matin, les insurgés s’emparent de l’Hôtel de Ville.

Mais tandis que 30.000 hommes commandés par le Duc d’Orléans, fils du roi, et le Maréchal Soult font route vers Lyon, le Préfet, aidé par les chefs d’atelier les plus modérés, reprend les affaires en main.

 

Quand l’armée arrive, l’ordre est déjà rétabli et les ouvriers n’ont plus qu’à rendre les armes.

Comme il arrive souvent, les plus puissants ont le dernier mot, le 7 décembre le tarif est supprimé et un nouveau préfet, Adrien Gasparin, homme à poigne, remplace l’ancien.

 

1831 à Lyon n’était pas une révolution mais simplement une revendication tarifaire.

 

Mais cette question du tarif ne restera pas enterrée très longtemps.

 

La révolte de 1834.

 

Depuis 1831 des associations d’ouvriers s’étaient constituées et elles vont être le ferment d’autres soulèvements qui prendront peu à peu une couleur politique et républicaine.

Ces associations avaient essentiellement un but de protection et d’assistance mutuelle entre ouvriers, certaines avaient un but plus politique. C’ est l’époque de la montée des idées républicaines dans le monde des ouvriers comme en témoigne par exemple Martin Nadeau, maçon de la Creuse à Paris. (j’ai lu ce livre pendant les vacances d’été…)

 

La plus puissante de ces associations à la Croix-Rousse est la “Société des Mutuellistes“ qui regroupait plus de 2.000 chefs d’atelier et 50.000 ouvriers.

 

C’est à l’instigation de cette dernière que le 14 février 1834 une grève générale est lancée et le motif en est toujours le tarif !

Tous les métiers à tisser seront immobilisés pendant plusieurs jours, les marchands fabricants  ne veulent rien savoir et par peur quittent la ville.

 

Mais cette grève se heurte à la fermeté de Gasparin et le 19 février, les canuts reprennent le travail sans rien avoir obtenu.

 

Tout en serait peut-être resté là, une fois de plus, mais six chefs d’atelier, prévenus du délit de coalition (Cf. la loi Le Chapelier du 14/6/1791) avaient été arrêtés à l’issue de la grève, pour être jugés.

 

Le 9 avril, le tribunal siège place Saint Jean car le palais de justice des 24 colonnes est alors en construction. Les canuts, voyant ce procès comme une  provocation, se mobilisent et quelques milliers d’entre eux viennent manifester contre la loi interdisant les associations.

 

Ils se heurtent alors à un service d’ordre militaire musclé et sont obligés de reculer.

 

Mais l’insurrection gagne la ville et les faubourgs, l’ église Saint Nizier et l’église des Cordeliers (Saint Bonaventure) sont occupées, des barricades s’élèvent un peu partout notamment à la Croix-Rousse.

 

Le préfet Gasparin n’était pas homme à tolérer ce désordre. Une armée de 10.000 hommes est appelée à la rescousse, une armée qui a tiré les conclusions du soulèvement de 1831 et qui va nettoyer systématiquement (et pas au “karscher“!) tous les points de résistance.

 

A la Croix-Rousse les combats furent extrêmement violents. Des colonnes militaires remontent la Grande-Côte et Saint Sébastien avec pas moins de vingt pièces d’artilleries. L’armée tire au canon sur les barricades, des maisons de la Grande-Rue sont éventrées par les boulets.

 

A l’issue des 13 et 14 avril 1834 les insurgés sont contraints de se rendre et l’on comptera près de 300 morts (exactement 276 dont 121 militaires) dans la ville et les faubourgs.

 

Les chefs des insurgés seront jugés par la cour des Pairs et défendus avec brio par le jeune avocat Jules Favre qui deviendra célèbre à partir de ce jour (il aura sa rue dans le 6° à partir de 1909, année du centenaire de sa naissance à Lyon).

Mais la question du tarif n’est toujours pas réglée et on aurait pu encore chanter : “c’est nous les canuts… nous allons tout nus » !

 

1848 - 1849  C’est alors le temps des Voraces !

 

Si vous avez visité les traboules, au moins virtuellement, vous êtes entrés, au 9 de la place Colbert, dans cet immeuble de canuts typique des années 1830 et vous vous êtes trouvés dans une cour et face à un monumental escalier qui servit de décor à nombre de films. Là nous sommes  dans la cour dite “des Voraces“, au cœur de l’immeuble  dit “des voraces“ ou “de la République“, de là nous pourrions, en descendant pas mal de marches et traversant quelques sombres couloirs gagner une autre sortie ou une autre traboule… mais arrêtons nous chez ces Voraces !

 

Ont-ils habité ici ? se réunissaient-ils dans cette cour ? je ne saurais l’affirmer, toujours est-il que la légende aidant, ils ont laissé leur nom à cet endroit quelque peu insolite… Mais qui étaient-ils donc ?

 

Parmi les associations ouvrières plus ou moins clandestines que nous avons évoquées, les Voraces occupent une place tout à fait originale. Cette société des Voraces qui ne date que de 1846, ne fut à ses débuts qu’un groupement de quelques canuts revendiquant le droit d’avoir dans les tavernes de notre faubourg du vin au litre et non pas en bouteille car il était moins cher ainsi !  C’est sans doute de cette requête qu’ils tirèrent leur  “appellation contrôlée“ car chacun sait qu’il y a plus à boire dans un litre que dans une bouteille…

 

Mais progressivement, ces Voraces devinrent la société la plus engagée pour un renouvellement de l’ordre social et ils en vinrent à n’accepter parmi eux que des républicains convaincus. Ils se réunissaient régulièrement chez la Mère Maréchal qui, à l’angle de la rue des Fossés (Austerlitz) et de la rue du Mail, leur servait bien sûr… du vin au litre !

C’est peu être là, entre deux verres, que le 18 février 1848, ils apprennent la nouvelle de la proclamation de la République à Paris au cours de la révolution qui avait enflammé la capitale.

 

Je ne sais pas si nos Voraces ont pris le temps d’achever leur litre de rouge, mais ils ne tardèrent pas à débarouler les montées et dès le 24 février, ils s’emparent de l’Hôtel de Ville et de la Préfecture… il fallait à tout prix collaborer à cette œuvre d’instauration de la République seul régime capable d’assurer le respect des droits des ouvriers ! Avec la République, on pourrait enfin vivre en travaillant sans avoir à mourir en combattant !  Il était bien permis d’y croire…

Le Séminaire Saint Irénée, tout près à Croix Paquet est pris lui aussi : le clergé, assez compromis avec le pouvoir qui allait disparaître n’avait évidemment pas très bonne presse chez nos républicains néophytes !

Le 25, les Voraces se rendent au fort Saint Jean et après un simple entretien entre leur chef et le chef de la garde du fort, ils peuvent s’emparer, sans violence, des armes. Puis, en mars ils se rendent maîtres des bastions du rempart Saint Sébastien et des forts Saint Jean et Montessuy, ils en profitent pour démolir certaines fortifications. Jusqu’en juin, ils seront, à la tête des autres clubs populaires, les maître de la Croix-Rousse.

 

François Arago (1786-1853) astronome faisant partie du gouvernement provisoire de 1848, arrive alors à Lyon et persuade les Voraces qu’il n’est pas question que la République soit renversée. Ils cèdent et rendent les forts. Le 28 juin, l’armée reprend les canons, et une perquisition chez les canuts récupère pas moins de 34.000 fusils et mousquetons.

 

Mais, le 15 juin 1849, après la proclamation des résultats des élections législatives où les “rouges“ l’emportent dans les faubourgs et les “amis de l’ordre“ dans la ville, les canuts s’emparent de la mairie et de la prison du plateau avec la connivence du maire qui était l’un des leurs, et élèvent des barricades aux abords de la place. Malgré une résistance acharnée, 26 morts du côté des insurgés et 31 dans les rangs des soldats, une nouvelle fois l’armée se rend maîtresse de la situation. La proclamation de l’état d’urgence  et la condamnation des meneurs à la prison ou au bagne règleront le sort des Voraces.

 

Si nos Voraces n’ont jamais mangé personne, leur histoire sonne le glas de l’indépendance du faubourg et de la  commune de la Croix-Rousse,   et tout  sera consommé le 24 mars 1852. Ce sera, si vous le voulez bien, l’objet de nos retrouvailles quand le Gone aura étudié puis écrit la suite de cette histoire.

 

A la revoyure mes belins et belines, d’ici là, gardez-vous quand même des Voraces ! 

 

Le Gone