13 - La CROIX-ROUSSE, brève histoire :  Quand les canuts s'installent à  l'Est de la colline.

 

 

Lorsque Napoléon Bonaparte, muni d'une petite truelle d'argent, scella la première pierre des grandes façades de la place Bellecour  que nous pouvons voir aujourd’hui, ce fut, pour les lyonnais, le signal et le symbole d'une renaissance pour leur ville.

 

Nous étions le 10 messidor an VIII (29 juin 1800), Bonaparte revenant en vainqueur de Marengo,  voulait ainsi affirmer que la déchéance de Lyon était bien terminée.

 

On n’avait pas oublié à Lyon ce 12 brumaire an II (2 novembre 1793) ou Couthon, envoyé par la Convention, s'était fait transporter en fauteuil, puisqu' il était paralysé des jambes, pour porter les premiers coups, de son marteau d'argent, aux anciennes façades !.

 

Mais maintenant, enfin, une ère nouvelle s'ouvrait et Bonaparte fut salué comme un nouveau Munatius Plancus !

 

La Révolution avait été une période de grande récession pour la soierie lyonnaise : plus de commandes, plus de clients… et voilà que dynamisée par Napoléon Bonaparte, la municipalité allait relancer  l'industrie de la soie en encourageant toutes les initiatives en ce sens :  Chambre de commerce, école de dessin, création de nouveaux métiers plus perfectionnés…

 


 


 

Joseph Marie Charles dit Jacquard, fils d'un tisseur à grande tire (le métier inventé en 1605 par Claude Dangon) et d'une liseuse de dessins, avait été tisseur de façonnés à la mort de son père. En reprenant des idées de Vaucanson, il inventa  une mécanique pour automatiser les tâches du tissage et, comme on dit aujourd’hui, augmenter la productivité. Un seul tisseur pourrait mener son métier et cela ne devait pas attirer à Jacquard l’amitié des tireurs de lacs qui voyaient ainsi leur emploi disparaître !...  


 

Cette mécanique, mise au point et encore perfectionnée par Jean Breton, allait équiper ce que l'on appela depuis "le métier Jacquard". Ce métier en bois, surmonté de la fameuse mécanique, atteignait maintenant  3 mètres 90 (l’ancien métier mesurait 2 mètres).

 

Même si cette nouvelle machine plus productive mit du temps à s’imposer, elle allait être un élément déterminant dans le développement de la Croix-Rousse. Il n’est que justice que la statue de Jacquard trône sur la place, en plein cœur du quartier,. Cette statue sculptée par Fovatier avait d’abord été érigée place Sathonay en 1834, avant d’être transportée ici en 1901.

 

Le 18 mai 1804, Bonaparte devint Napoléon 1er et sa cour, le point de mire de l'Europe. Les habits des dames de la nouvelle noblesse, comme le tissu de l' ameublement des palais impériaux, vont être alors de puissants promoteurs de la soierie lyonnaise.

 

Des ouvriers, venus des environs et des départements voisins affluent vers Lyon, il faut leur trouver des logements.

Le quartier Saint Georges était surpeuplé et n’était pas adapté à la nouvelle industrie de la soie. Le soleil était rare dans ses rues trop étroites, les plafonds des maisons étaient trop bas pour accueillir les nouveaux métiers. De plus on peut imaginer que la qualité de l’air que l’on respirait ici n’était pas des meilleures si je m’en rapporte aux odeurs des allées du Vieux Lyon il n’y a pas si longtemps alors que les égouts n’étaient plus à ciel ouvert, dans les caniveaux…

Il fallait que les canuts, de plus en plus nombreux, s’installent dans un autre quartier, mais où ?

 

Les projets d’ agrandissements de la ville tant au sud de la presqu’île qu’aux Brotteaux étaient au point mort. Les premiers travaux d’ Antoine Michel Perrache (+ 1779) et de Jean Antoine Morand (+ 1793 sur l’ échafaud) avaient été stoppés par la Révolution et il faudra encore cinquante ans pour vaincre tous les obstacles à leur réalisation. (Le Gone a raconté cela ailleurs…)

 

C’est alors que ceux qui avaient acquis, sur les Pentes de la Croix-Rousse, des biens nationaux pour en faire des propriétés d’agrément ou de simples placements, vont  s’empresser de les revendre à des lotisseurs et, comme l’écrit Josette Barre, “une fièvre de construction“ va s’emparer de l’Est de la colline. Et là les canuts trouveront la lumière, l’air sain et des nouvelles maisons bien adaptées et, de plus le tout à l’abri des inondations !

 

A l’Est d’une ligne allant de la rue de Cuire au quartier Saint Vincent, sur des terres consacrées jusqu’à présent aux champs, aux vergers, aux jardins, notre colline changea de physionomie pour devenir, tant sur les Pentes que sur le Plateau, le fameux quartier des canuts qui, même attaqué par le béton triomphant de notre modernité, n’arrive pas à se faire oublier.

 

Aujourd’hui le bistanclaque, bistanclaque-pan, s’est tu rue d’Ivry (alors rue Henri IV)  et dans toutes les rues avoisinantes (rues du Chariot d’Or, d’Austerlitz, Dumenge ou du Mail) comme en haut de la montée Saint Sébastien (place Colbert, rue Lemot, rue de Sève…), mais il n’en est pas besoin pour reconnaître, quand elles n’ont pas été détruites, ces maisons qui atteignent 25 mètres de haut sur quatre ou cinq étages, avec leurs façades en moellons de pierre jaune de Couzon, recouvertes de crépi et sans autre décor que leurs hautes fenêtres rapprochées. Ces maisons ont été construites pour l’industrie de la Soie, elles sont, avant tout, fonctionnelles et même de la rive gauche du Rhône, on les distingue aisément parmi les autres.

 

Dans ces maisons construites pour eux, sous des plafonds à la française de près de quatre mètres de hauts, les maîtres tisserands avaient monté leurs métiers, ils en avaient un ou deux, parfois trois chacun, et pour empêcher les vibrations, ils les avaient bien calés contre les poutres du plafond.

Dans une seule grande pièce, l’atelier, que le maître canut partageait avec sa “fenotte“, ses “gones“, un compagnon ou un apprenti, se tissaient jour après jour des satinés, des brochés, des façonnés, des brocarts et autres merveilles dont ils ne se serviraient jamais. Chez les canuts on aurait bien pu chanter avec Aristide Bruant (1851-1925) :

“Pour chanter Veni Creator, il faut avoir chasuble d’or…

Nous en tissons pour vous, Grands de l’Eglise,

Et nous, pauvres canuts, n’avons pas de chemises !

Pour gouverner il faut avoir manteau et ruban en sautoir…

Nous en tissons pour vous Grands de la terre,

Et nous pauvres canuts, sans drap on nous enterre !“

C’est nous les canuts,

Nous allons tour nus !

 

L’ atelier du tisseur est souvent l’ unique pièce de l’appartement qu’il habite (90% des appartements de ces maisons ont une ou deux pièces en 1830).  Il y a alors une alcôve pour le lit des parents et, dans l’espace laissé libre par les métiers, une soupente pour les enfants et l’apprenti (le compagnon loge chez lui à l’extérieur). Dans un coin le poêle, dans un autre le garde-manger en sapin, une commode pour ranger les quelques effets de la famille, deux ou trois chaises et une table composent tout le mobilier.

Vers chacune des deux ou trois fenêtres, à la lumière que laisse passer les papiers huilés, ancêtres de nos vitres, un métier fonctionne à l’huile de coude tant que dure le jour…

 

Dans ces maisons, parmi les voisins, il y a bien sur d’autres canuts mais aussi d’autres ouvriers, des ouvrières surtout : des dévideuses, des ourdisseuses, des plieuses, des canetières… Sur les pentes s’activent  aussi  d’autres hommes pour d’autres activités : les metteurs en carte, les liseurs de dessins, les piqueurs de cartons (pour la programmation des métiers), les mécaniciens de métiers, les fabricants de peignes (cadres munies de broches entre lesquelles passant les fils de la chaîne).

 

Dans le quartier de la rue des Capucins au bas des pentes, juste au-dessus des Terreaux sont construits d’autres immeubles d’un autre style : soubassements en pierres de taille, appuis des fenêtres en fer forgé... Et c’est là, dans les premiers étages le qu’officiaient les marchands fabricants, les donneurs d’ordre de la Fabrique et tous ceux qui s’occupaient de l’approvisionnement de la soie et de la vente des pièces de soierie. Les étages supérieurs, eux, étaient occupés par des gens modestes : garçons de courses, compagnons tisseurs, travailleuses à domicile.

C’est tout naturellement dans  ce quartier, rue Saint Polycarpe, que fut édifiée par Jean Gay, architecte de la ville, entre 1809 et 1811, la Condition des Soies. Voici ce qu’écrit Josette Barre à ce sujet :

« Inspiré des palais Renaissance de Florence, l’édifice est orienté est-ouest afin d’annihiler les effets du vents sud et nord qui dominent à Lyon. Ce bâtiment compte deux étages. Au rez-de-chaussée, des salles servent à  réceptionner les marchandises qu’apportent les voitures attelées franchissant le mur d’enceinte par les deux portes cochères percées rue Saint-Polycarpe. Au-dessus du rez-de-chaussée de grandes pièces, dotées de fenêtres facilitant la ventilation, sont utilisées pour entreposer les soies et les faire sécher. Un système de poêles maintient une température constante pour accélérer le dessèchement des soies. » (La colline de la Croix-Rousse p.60)

 

Un troisième genre d’immeuble vient occuper le quartier Sathonay sur un hectare des terres des Dames de la Déserte dont la partie supérieure avait été transformée en Jardin des Plantes. Ce sont des immeubles encore plus cossus que ceux des Capucins. Ils sont habités par les grands négociants en soierie qui y ont aussi leurs bureaux et aussi par des rentiers que la soierie avait enrichis. Les étages supérieurs, toujours “moins nobles“ (à l’époque il n’y a pas d’ascenseurs !) sont habités par des hommes de peine (affaneurs), des commis et des ouvriers en soie, mais les ateliers de tissages, à cause du bruit qu’ils font, sont exclus de ce quartier résidentiel.

 

Voilà pour l’Est de la colline qui dans la première moitié du XIX° siècle est vraiment devenue la  “Colline qui travaille“.

La prochaine fois, nous verrons ce qu’il se passait à l’Ouest.

 

Bonne soirée.

Le Gone.