20 - La CROIX-ROUSSE, brève histoire :  Et Guignol  dans tout ça ?



Arrivés au milieu du XIX° siècle nous sommes à l’orée d’un grand  bouleversement pour Lyon et encore plus grand pour notre Croix-Rousse  qui va y perdre son autonomie en devenant l’un des quartiers de notre  grande ville. Cette transformation qui sera quand même très positive  nous occupera dans les prochains chapitres… Nous serons alors sous  Napoléon dit  “le petit“ mais qui initia tant de grandes choses… Mais  n’anticipons pas.


Aujourd’hui, pour vous remercier de m’avoir accompagné jusque là,  infatigables, sur ce long chemin ou cette longue ascension de notre  colline de la Croix-Rousse, je voudrais vous emmener chez Guignol !


Hélas, nous ne pourrons pas assister à l’une de ces pièces  savoureuses qui régalèrent nos ancêtres, les gones de l’époque. Au  sommet de ma petite bibliothèque lyonnaise trône, comme il se doit,  une édition de 1909 du  “Théâtre lyonnais de GUIGNOL“ recueilli et  commenté par J. Onofrio et illustré par E. Lefèvre et je vous assure  que, si ce théâtre est fait pour être vu et surtout entendu, sa  lecture est déjà bien savoureuse… Et cela n’a rien à voir avec toutes  les mauvaises imitations que l’on a pu voir dans les parcs parisiens  ou ailleurs que chez nous !
Nous nous contenterons aujourd’hui de rencontrer un peu Guignol et  son père Laurent Mourguet, ils valent bien, un chapitre spécial ! Ne  sont-ils pas, à eux deux, un concentré de cet humour des vrais  gones ?  En tout cas il me semble que je partage une certaine  connivence avec eux…

A l’entrée Nord du quartier Saint Georges, sur la petite place du  Doyenné, nous sommes accueillis par le sourire malicieux du buste de  Laurent Mourguet (1769-1844)  surmontant une reproduction d’un petit  “castelet“ avec, bien sûr, Guignol et son compère Gnafron.


Tout à côté, pas loin de la place de la Trinité et du café du Soleil  qui, au bas du Gourguillon servirent de décor au célèbre  “Déménagement de Guignol“, se trouve aussi la rue Mourguet. Cette rue  remplace, depuis 1931, la rue Saint Pierre le Vieux (l’église Saint  Pierre le Vieux avait été transformée en habitations et ateliers à la  Révolution, avant d’être démolie en 1866.). La rue Saint Pierre le  Vieux avait elle-même remplacé, vers 1680, la rue Pisse-Truye : il  n’y a que ces “pisse-froid“ de lyonnais pour inventer des noms pareils !

Né en 1769 et baptisé je crois le 3 mars à St Nizier, notre Laurent  habita dans ce quartier du Vieux Lyon où il fut  lui-même “canut“, et  là il s’imprégna de la vie du petit peuple lyonnais laborieux.
Sa vie fut contemporaine du déménagement de l’industrie de la Soie de  Saint Georges aux  Pentes et au Plateau de la Croix-Rousse, et si  rien ne dit qu’il y habitât, son esprit fit bien partie du  déménagement pour s’installer montée de la Grande-Côte ou Grande Rue  de la Croix-Rousse !
C’est pour cette raison que je risque cette digression récréative  dans notre découverte de la colline…

Ce vrai gone avait épousé une fille de Sainte Foy qui s’appelait  Jeanne Esterlle, alors permettez au Gone, pas peu fier d’être le  compatriote, sinon le contemporain (!), de cette Jeanne, d’en dire  deux mots.
Jeanne Esterlle, qui fut donc pour Laurent ce que Madelon fut pour  Guignol, naquit le 24 septembre 1933 dans une famille de vignerons  fidésiens qu’elle quitta pour travailler, quand elle en eut l’âge,  dans un atelier de Saint Georges. Là “elle fait des canettes, elle  tire les fers aux métiers de velours, les lacs aux grands façonnés,  puis elle devient compagnone.“ (Justin Godard).
Et voilà que partageant le même labeur, Jeanne et Laurent se  rencontrent puis se marient à Saint Georges le 22 novembre 1788 , il  paraît que dix ou onze enfants naquirent de cette union.

Ils se marièrent, eurent des enfants, mais ne furent pas très  heureux, au moins au début, car 1788 c’est la veille de la Révolution  et de la grande crise de la soierie que nous avons vue.
Alors Laurent, sans travail, accompagné de sa Jeanne et de ses gones,  se transforme en marchand ambulant, pour vendre quoi ? - l’histoire  ne le dit pas… mais on sait qu’il fut aussi arracheur de dent dans  les foires !  Il paraît que pour attirer sa clientèle ou distraire  ses patients, Laurent utilisait (déjà) un petit théâtre de  marionnettes à fils : Etait-ce une bonne anesthésie ? Je n’ai jamais  essayé !

C’est alors, en 1804, qu’ une nouvelle vocation surgit :  de canuts,  notre couple allait devenir les metteurs en scène de la vie de ce  petit monde qu’ils côtoyaient et les conservateurs de son langage  savoureux !
Les marionnettes à fil  vont céder la place à des marionnettes à  gaine et vont naître les célèbres Guignol, Gnafron , Madelon et bien  d’autres !  Toutes ces têtes de bois hautes en couleurs.

Guignol, avec deux grands yeux, cette curieuse coiffure noire d’où  sort une natte rigide, le fameux  “sarcifis“ (salsifis),  une  jaquette marron avec des boutons dorés, un inséparable bâton, sa  “travelle“, dont il sait distribuer les coup avec une grande aisance,  c’est bien sûr le personnage principal.


Il est, moralement au moins, l’archétype du gone et le portrait de  Laurent Mourguet :  Canut frondeur, anarchiste bon enfant, esprit vif  aux réparties inattendues, amateur de bons tours, philosophe  narquois, redresseur de torts à l’occasion et n’envoyant pas  chercher  ce qu’il avait à dire !


Gnafron c’est l’ami et le compère inséparable, “cordonnier par  nécessité et amateur de beaujolais par vocation“ (J-Ch Bonnet), il  tire son nom de “gnafre“ qui signifie “péju“ ou “regrolleur“, enfin  celui qui, revêtu d’un tablier de cuir, répare les souliers …
Avec sa trogne rouge vermillon surmontée d’un grand chapeau, notre  Gnafron avait peut-être les traits de Lambert-Grégoire Ladré, alias  le père Thomas, cet ancien bateleur devenu l’assistant de Mourguet.

Madelon, c’est bien sûr  la  fidèle fenotte de Guignol. Bonnet sur la  tête, caraco d’indienne et  petit tablier à carreaux bleus pour  vêtements, si elle peut évoquer Madame Mourguet, c’est surtout la  femme type du canut : laborieuse, les charmes un peu défraîchis (le  travaille ça use à la longue !). Mais aussi avec sa langue bien  pendue, ne craignant pas quelque médisance à l’occasion, la Madelon  pouvait parfois laisser transparaître un caractère un tantinet  acariâtre…
 


C’e sont là les trois protagonistes, mais nous pourrions aussi citer  le gendarme et le juge que Guignol aime tant ridiculiser, Pommadin le  perruquier, Cadet l’ami de Gnafron, le père Bertrand ou Bonnard les  rentiers, Gaspard Coq le notaire, Barjazon le restaurateur, Chalamel  le médecin, Cassandre l’épicier… J’en passe et des meilleurs, nous  avons  là tout le microcosme de la société de l’époque !

Accompagné de sa petite troupe, Laurent Mourguet, nouveau Molière à  sa façon,  installe alternativement son “castelet“ (la petite scène  qui sert de décor aux marionnettes et cache ceux qui les manipulent)  en plusieurs endroits de la ville et bien entendu aussi dans la  grande allée des Brotteaux (notre actuel cours Franklin Roosvelt) car  c’était là, avant toute construction d’immeubles, le parc de loisir  de l’époque (Cf. Le Gone : Histoire de la Guillotière !…).
Alors se presse dans le public un  peu toutes les classes de la  société lyonnaise, nos canuts mais aussi des gens de  “la haute“, tel  ce magistrat, J. Onofrio, spectateur assidu grâce à qui nous est  parvenu le texte savoureux des pièces toujours improvisées selon un  simple canevas.
J. Onofrio transcrivait au vol les dialogues et les publia pour la  première fois en 1860.

Laurent Mourguet sera dès lors à la tête d’un longue tradition, son  fils Etienne et son gendre Louis Josserand d’abord, puis cinq ou six  générations de Mourguet, sans oublier, tout près de nous, les frères   Neichthauser, Pierre (1873-1953) et Ernest (1876-1969) à la foi  tullistes de métier et artistes de tempérament.
Ainsi Guignol deviendra partie intégrante de la culture de toutes les  familles lyonnaise et de la mienne en particulier. C’est dans son  héritage, que j’ai trouvé mon édition du  “Théatre Lyonnais de  Guignol“ et plusieurs tomes passionnants de l’ “Almanach de la  société des Amis de Guignol“  « que contient la véritable calendrier  lyonnais, de Z’histoires, de gandoises et de gognandises, de z’images  canantes à regonfle maginées par de mamis que sont pas de cogne-mous  » (On le trouve chez tous les marchands qu’en veulent et y ne coûte  que huit francs moins un sous  ‘7fr.95 en 1933’).

Voilà, il nous faut maintenant quitter notre ami Guignol… mais s’il  m’arrivait de mourir un jour (sainte Apoplexie ! il paraît que c’est  chose qui arrive à tout un chacun, !), il me plairait bien d’aller au  ciel, au moins pour retrouver la haut (car comme la Croix-Rousse ou  Fourvière, le ciel c’est là-haut !) quelques gones qui, à la suite de  notre Rabelais, avaient bien compris que le rire était la meilleur  des médecines et le meilleur moyen de soulager notre humanité de bien  des misères qui lui tombe à regonfle sur le casaquin !
On a dit que l’éternité, c’était long, surtout vers la fin… mais  comment cela pourrait paraître long en compagnie de notre Laurent et  de sa fenotte Jeanne ou avec notre grand Benoist Mary, Mgr Lavarenne  ou tous ceux qui ont fait vivre la Mère Cotivet (à mon arrivée par la  ficelle (?) cette dernière ne dira-t-elle pas :  “Bien le boujour mon  Belin, en descendant, montez don !…“),  et la liste n' est pas close… 
En leur compagnie, on ne doit pas trop s’ennuyer, leurs gandoises ou  leurs gognadises doivent bien occuper ce “temps qui n’en finit pas“,  ce doit être, il me semble, assez  “guignolant“ !

En attendant, comme malgré tout je ne suis pas trop pressé de les  rejoindre, bien le bonsoir les gones, ménagez-vous, conservez-vous  bien, et quoi que vienne, tenez tati (bon) et autrement à la revoyance !

Le Gone de service.