L’homme à la tête de pierre

 

Il y a bien longtemps un homme du nom de Joseph s’en va à la chasse en ce matin de veille de Noël. Une veille de Noël sans neige, car l'automne avait été particulièrement clément. A l’époque cela arrangeait bien tout le monde, et les gens en profitaient pour finir l'exploitation du bois et scier les dernières planches. Il part à la chasse au chamois, là haut au sommet de la forêt de Valfroide, juste au pied des Aiguilles d’Arves. La chasse sur ces terrains gelés n’est pas facile, il y a peu de traces, il faut chercher les hardes, repérer les solitaires et puis il y a l'approche... Par deux fois il tire, mais le manque de chance fait que les balles n’atteignent pas le gibier et le festin de Noël s’évanouit là haut dans la montagne.

En fin de matinée Joseph ne remarque pas que le ciel se voile, il est trop passionné par sa chasse. Le ciel se voile rapidement de nuages fins, qui teintent la montagne en gris, un gris lugubre et triste. L’après-midi est déjà bien avancé quand Joseph prend le long chemin qui le ramène au village. Une grande rafale de vent dans laquelle tourbillonne une multitude de flocons, lui fait allonger le pas. Il neige maintenant, il neige bien dru et le village est encore à trois heures de marche. L’hiver qui tardait à venir est là et Joseph lutte maintenant avec la montagne, dans une tourmente de neige où les congères et le brouillard brouillent tous les repères. La neige et la glace lui font un masque qui le transforme en véritable bonhomme de neige; il avance sans savoir vraiment où il est, pourtant il la connaît par coeur cette montagne.

Dans une trouée de brouillard il distingue devant lui, la silhouette de son chalet d’alpage, un chalet en bois, bien modeste, mais qui a déjà traversé deux siècles. Après quelques efforts le voilà devant la porte, il va chercher la clef cachée dans un trou sous la sablière. La nuit commence à tomber, la tourmente redouble de colère, mais Joseph est sauvé. A l'intérieur çà sent un peu le renfermé, cette odeur âcre de pierre, de bois et d’humidité. A l’aide de son briquet il allume la lampe à huile, le Croué Ju, qui pend à la poutre centrale. Puis avec une facine d’arcosses bien sèches, il allume un bon feu dans l’antique fourneau.

Ce n'est pas la première fois que Joseph se fait prendre par le mauvais temps et il se prépare à passer la nuit. Premièrement il faut faire de l'eau, il remplit un chaudron de neige qu’il pose sur le fourneau. Et puis manger, il va jusqu’à la cave attenante où il trouve un bout de tomme et un fond de bouteille de gniole, çà arrangera bien le reste du casse croûte de midi en repas de réveillon ! Enfin dormir, il va jusqu’au petit grenier situé à côté du chalet pour y prendre une couverture et une vieille veste. Dehors le vent hurle sa chanson, Joseph s’asseoit sur un petit banc tout près du fourneau ; il est prêt pour passer un réveillon bien solitaire. Soudain la porte s’ouvre, le vent et la neige s’engouffrent dans le chalet. Joseph se lève brusquement et se retrouve nez à nez avec un grand homme vêtu d’un vieil uniforme, sa tête est étrange, elle est faite d’un bloc de pierre, un bloc de tuf. La peur envahit Joseph qui se recule vers le fourneau, prend son fusil, le pointe en direction de ce fantôme. Il a peur, si c’était le diable ! Notre homme à la tête de pierre referme la porte, prend un tabouret et s’assied à coté du fourneau presque en face de Joseph. Il se réchauffe les mains bien tranquillement, visiblement il apprécie la chaleur du feu.

Joseph se rassied doucement ; il est très intrigué par l’extraordinaire tête de cet être mystérieux, une tête sans yeux, sans nez ni bouche, sans oreilles ni cheveux. Qu’est ce qui m’arrive donc se dit Joseph en tremblant. Avec précaution il remet du bois au feu ; commence alors un long moment d'observation et de silence, l’homme à la tête de pierre ne bouge pas. La chaleur fait fondre la neige déposée par la tourmente sur la tête de cet étrange visiteur, des gouttes perlent tout le long du corps de l’homme, ce qui rend la scène encore plus sordide. Joseph a faim, il brave sa peur pour manger un peu. Il sort de son sac une bouteille de vin à moitié pleine, qu’il pose sur le bord du fourneau, le vin froid ce n'est pas bon pour la santé". Il sort un pain de seigle, un bout de lard et s’installe pour manger au chaud, près du feu.Joseph est toujours très intrigué par son visiteur, il n’ose pas manger devant cet inconnu pour le moins bizarre. Une force intérieure l’enhardit, il coupe une tranche de pain et la pose sur le bord du fourneau juste devant l’homme à la tête de pierre et dit d’une voix mal assurée "C’est Noël pour tout le monde, alors bon appétit. L’homme prend doucement la tranche de pain, la porte vers son visage et elle disparaît mystérieusement dans une bouche invisible, dans cette pierre de tuf mystérieuse. Là Joseph n’en revient pas, il mange un peu et au fur et à mesure qu’il mâche son pain, une peur encore plus forte l’envahit de nouveau, lentement, jusqu’à ce qu’un violent frisson dans le dos le fasse sursauter. Une force irrésistible le pousse à se lever doucement, il prend quand même son fusil et va lentement chercher deux gobelets dans le vieux vaisselier. Il reprend sa place sans perdre de vue son visiteur, installe ses deux gobelets sur le bord du fourneau, les remplit de vin, prend un gobelet et le pose devant l’homme à la tête de pierre, exactement au même endroit où il avait posé le pain. L’homme prend doucement le gobelet, renverse sa tête à l’arrière et vide d’un trait son gobelet dans une bouche invisible. Le vin disparaît dans cette tête de tuf comme par enchantement. La peur regagne de nouveau Joseph et sans quitter son visiteur du regard il boit son gobelet, puis un deuxième, puis un troisième et la peur se transforme en pitié pour cet horrible spectre qui lui tient compagnie en cette veille de Noël. Le repas de réveillon se termine là, les crépitements du bois dans le fourneau alternent avec les craquements de la charpente et les hurlements du vent.

La nuit avance, le feu va s’éteindre, Joseph a froid et une fois de plus une force profonde le pousse à chercher du bois dehors. Avec sa veste et son fusil, il sort s’approvisionner en bûches. Il revient charger de grôbe de plane mais surprise, l’homme à la tête de pierre a disparu, mystères ! Alors Joseph referme la porte à clef, se précipite dans la cave attenante, démonte les planches des étagères et vient barricader l'entrée. Pour le coup il est tranquille, "pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt !

Joseph se rassied, il pense c’est une hallucination, une mauvaise blague... C’est bien la première fois que cela lui arrive, mais il trouve en face de lui un tabouret entourée d’une flaque d’eau et deux gobelets vides posés sur le bord du fourneau. Il s’enroule dans la couverture et cherche un sommeil qui ne vient pas. Il pense encore et encore à cette histoire étrange, il se sent bien seul, là en pleine nuit, au milieu d’une tempête de neige terrible.

En ce matin de Noël, les nuages se déchirent rapidement, la montagne toute poudrée est belle dans son blanc manteau, mais le froid vif saisit Joseph, qui rassemble ses affaires et se prépare à partir. Il vide les cendres et les braises dans la neige, car comme disait sa grand mère le feu n’a que la malice qu’on lui donne, et avec toutes ces diableries, vaut mieux se méfier.

La neige rend le chemin long et pénible, il en a jusqu’au genou. Comment Joseph va-t-il raconter çà dans son village de Saint Jean d'Arves ? Que vont dire les gens ? Ils vont le prendre pour un fou, lui que l’on estime pour son expérience et sa sagesse ! Les cloches du village qui sonnent à la volée le sortent de sa méditation. C’est bizarre, on sonne la messe de Noël comme çà maintenant ? Plus il s’approche du village, plus il entend des cris, des hourras. Il y a comme une excitation particulière, "qu’est ce qui se passe bien ?

A l’entrée du village il est vite renseigné, c’est Divic qui rentre de la guerre lui crient une bande de gamins. Il pense Ludovic qui rentre de la guerre, mais il est mort depuis longtemps; voilà douze ans quelle est finie cette satanée guerre. Force est de constater qu’il y a un attroupement sur la place du village. Il s’avance un peu quand un grand homme en uniforme s’élance vers lui en criant Joseph mon ami, tu es là enfin. Joseph sur le coup est surpris, mais les deux amis tombent dans les bras l’un de l’autre, et au milieu des larmes de bonheur et d’émotion, Divic glisse à l’oreille de Joseph: Merci, merci je ne te dirai jamais assez merci, car toi seul m’as donné le pain et le vin qui m’ont délivré d'un horrible sortilège

Zian des Pâles. décembre 1998